En tout chef d’Etat repose une image qui devient universelle. Lorsque l’on pense à Elizabeth II, c’est à une femme de petite taille surmontée sur de petits talons carrés, à la coiffure impeccablement réalisée, coiffée d’un chapeau coloré, portant un long manteau assorti, un sac à main et des gangs blancs ou noirs. Sa silhouette suffit à la représenter avec ce dress code qu’elle s’est imposée pour porter couronnes et chapeaux et rester visible au cœur d’une foule de curieux. Les femmes souveraines ne sont pas les seuls personnages attachés à la Couronne à avoir accordé une immense importance à la mode. Bien au contraire, la gente masculine a su elle aussi se servir de ce fabuleux moyen de communication. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. A travers deux personnages masculins de la famille royale britannique, nous sommes en droit de nous demander quel est le lien entre vêtement et pouvoir ?
Plongez dans une histoire politique du vêtement masculin grâce aux figures d’Albert de Saxe-Cobourg et Gotha et Edward VII.
George IV, l’excentricité de la Couronne
Lorsque George IV monte sur le trône de Grande-Bretagne en 1820, il souhaite en premier lieu montrer sa différence avec son père George III. Ce dernier avait fini sa vie presque aveugle et rongé par la folie, enfermé dans ses palais. Dès 1810, George IV avait régenté le royaume face à l’incapacité de son père à régner. Dès son couronnement, George IV montre sa marque de fabrique : le luxe.
Jamais un couronnement britannique n’avait été aussi ostentatoire. 243 000 £ (environ 183 millions de livres de 2011) ont été dépensé pour cet événement. A l’opposé, celui de son père n’avait coûté que 10 000 £ (soit 16 millions de livres aujourd’hui). L’excentricité de George IV ne choc pourtant pas les Britanniques qui se rassemblent en masse dans les rues de Londres. Tout son règne est alors marqué par le luxe, et ce dernier demeure visible jusqu’à la personne même du roi. George IV aime les fourrures de qualité, la soie et les bijoux. Comme la majorité des grands personnages du début du XIXe siècle, George IV aime tout particulièrement porter les uniformes militaires et ses décorations dorées. L’heure est encore à l’uniforme où queue-de-pie et culotte sont l’excellence de l’élégance masculine.
N’ayant pas de descendance légitime, son frère Guillaume IV lui succède en 1830. Il a lui aussi le goût de l’uniforme militaire mais se veut beaucoup moins excentrique. La cour Saint-James vit donc encore un temps dans la luxure et la désinvolte, à l’image des caractères royaux.
Albert, le prince allemand
Mais Guillaume IV meurt en 1837, laissant son trône à sa jeune nièce de 18 ans Victoria. La nouvelle reine est un cœur à prendre. Son oncle maternel, devenu le roi Léopold Ier de Belgique, lui présente un prince germanique du nom de Albert de Saxe-Cobourg et Gotha. Il n’est autre que son cousin germain. Cette rencontre placée sous le signe de la politique de Léopold se mute finalement en un véritable coup de foudre. Victoria est folle d’amour pour ce beau prince germanique aux yeux bruns et à la stature d’un sportif. Ils s’unissent alors en 1840 en la chapelle royale Saint-James de Londres.
Albert est un homme mélancolique, aimant les longues ballades paisibles, la science, la technologie et la littérature. En somme, ce prince est un érudit qui s’intéresse au monde intellectuel. Contrairement à Victoria, il s’ennuie au théâtre au point de s’endormir et déteste danser lors des bals. En s’unissant avec la reine d’Angleterre, il amène avec lui ce caractère typiquement allemand fait d’austérité. Avec Albert, il en est fini de la Grande-Bretagne peu respectable de George IV et de Guillaume IV. Il est temps de redorer l’image du pouvoir, et cela passe avant tout sur son apparence.
L’Angleterre de tous les changements
Lorsqu’arrive Albert à la cour d’Angleterre, l’époque est au libéralisme et au libre-échange. L’expansion industrielle engendre un exode rural et permet au Royaume-Uni de s’imposer comme la première puissance économique. Cette époque de changements avait démarré en 1832 lorsque le Parlement vote l’élargissement du droit de vote. Une décision considérée outre-Manche comme une révolution à l’égale de celles de 1830 et 1848 en France. Elle marque le tournant décisif vers le monde moderne, celui du triomphe des classes moyennes.
L’homme politique s’habille désormais en pantalon gris, pied-de-poule ou à carreaux, et redingote noire, coupés dans de solides draps de laine sortis des nouvelles manufactures anglaises, d’une extrême qualité mais sans excès de glamour. Ces hommes d’un nouveau genre s’opposent ouvertement à l’ancienne aristocratie qui continue à porter le Bluff and blue, avec culotte et frac à boutons de cuivre, de la fin du XVIIIe siècle. Débute ainsi le règne de l’austérité qui marque de profonds changements sociaux et dont le prince Albert se fera le plus important représentant.
Le noir bourgeois
Albert est un prince influent, trop pour certain. Il met son amour pour les sciences et la technologie au service de la modernisation du royaume. Grâce à son appui, le chemin de fer entre par exemple sur le sol anglais. Pour ce faire, il a compris qu’il doit désormais s’appuyer sur ces bourgeois qui représentent la nouvelle classe montante anglaise. Et cette catégorie sociale lui convient parfaitement.
Comme eux, il affiche une dignité à toute épreuve à chacun de ses déplacements. Le soir, lors des réceptions, il peut porter un pantalon collant, du frac de drap noir et des escarpins de bal. Il peut aussi enfiler une culotte et des bas de soie noirs avec la Jarretière au mollet. Il abandonne ainsi la tenue traditionnelle héritée de Louis XIV que l’on nomme Full court dress avec une épée au côté. L’heure n’est plus au luxe mais à la discrétion et à la dignité. La journée, il porte exclusivement du noir et évite les vêtements trop collants. Mais lorsqu’il est à Balmoral en Ecosse, il n’hésite pas à porter le kilt avec des brogues, des chaussures écossaises à bouts fleuris devenues emblématiques du Royaume-Uni.
Ce noir masculin devient emblématique de l’époque victorienne. Ces vêtements ont en fait une portée morale et politique. Ils représentent l’alliance entre l’aristocratie traditionnelle et l’ensemble de la population. Devenu la norme de l’habillement masculin, il est difficile de dissocier visuellement l’aristocrate au bourgeois. A la même époque se popularise le haut-de-forme, ce chapeau surélevé mais aux bords rétrécis, qui devient la quintessence de l’élégance masculine. On le porte en toute occasion : pour les affaires, les loisirs ou les cérémonies. Le délicat Albert en est inévitablement friand.
Mais contrairement à ce que ce puritanisme peut laisser penser. Albert et Victoria sont loin d’être si sages. Leurs nombreux enfants et les écrits de Victoria dans son journal montrent que le couple aime entretenir leur libido. De nombreux cadeaux qu’ils s’offrent réciproquement sont à caractère érotique. Le portrait préféré d’Albert représentant son épouse montre Victoria les cheveux relâchés sur le côté, avec un magnifique décolleté, comme si elle vient de terminer de faire l’amour. En somme, leur caractère puritain n’est qu’une façade. Rien ne doit être montré, tout doit rester privé.
Le parisien Dirty Bertie
Albert entretient une relation compliquée avec son fils aîné Albert-Edward, surnommé Bertie, et Victoria ne fait rien pour arranger les choses. Bertie est un garçon d’une gentillesse profonde, qui n’est pas attaché aux études et qui dévoile une attirance précoce pour les femmes. Entre Edward et Albert, tout les oppose. Victoria ne cesse de lui reprocher de ne pas ressembler à son cher Albert. Mais le prince-consort impose une éducation à la dur rythmée par des châtiments corporels. Albert le pense même idiot.
Dans ce climat d’opposition entre père et fils, Bertie développe son propre caractère et ne cesse de s’opposer à Albert. A l’inverse, il rencontre en 1855 Napoléon III lors d’une visite officielle à Paris. Le prince est fou d’admiration pour cet homme peu gracieux mais charmant, appréciant les femmes et les plaisirs des fêtes. Il voit en l’empereur des Français un père, au point de le supplier de l’adopter. Nait alors un amour pour la France qui ne s’éteindra jamais. Joueur et débauché, le prince de Galles ne cesse de se rendre à Paris pour goûter les plaisirs que la capitale a à lui offrir. Ainsi se forge le caractère d’un homme qui met les plaisirs et la politique étrangère au centre de ses préoccupations.
La mode au service de la diplomatie
Bertie est écarté du pouvoir par sa mère qui continue à entretenir des relations tendues avec lui. Pendant soixante ans, il demeure l’éternel prince de Galles. Mais l’héritier du trône qui tente de s’imposer dans la sphère diplomatique européenne pour le compte du Royaume-Uni demeure populaire, en particulier en France. Sa bonhomie et son accent british lorsqu’il parle français plaît aux Parisiens qui suivent ses aventures comme un véritable feuilleton.
Le prince se révèle être obsédé de l’étiquette et devient le prince des dandies. Il ne voyage jamais sans des malles remplies de dizaine de costumes, uniformes et paires de chaussures, dont s’occupe une trentaine de domestiques. Son père avait même écrit à son sujet : « même à la chasse, il s’occupe plus de son pantalon que du gibier ». C’est un véritable expert des convenances, et il est intransigeant sur cette question. Lorsqu’il devient roi sous le nom d’Edward VII, il lance à un garçon d’honneur à l’occasion d’un mariage princier « mon cher ami où votre veston blanc ? Vous ne pouvez tout de même pas aller à un mariage avec un veston noir ? ».
La popularité de Bertie sert les intérêts de la Couronne. Désormais, tous les hommes de l’aristocratie et de la bourgeoisie européennes veulent s’habiller comme lui. En cela, Bertie est le véritable prince de la mode.
Edward VII, l’icône de la mode
En 1860, Bertie commence à avoir de l’embonpoint. Cet homme qui aime particulièrement fumer son cigare au cours des réceptions n’est pas à l’aise dans l’embarrassant habit de queue-de-pie. Il offre un brevet royal au tailleur britannique Henry Poole à qui il demande de confectionner pour lui un habit plus confortable. Il crée pour lui une tenue sans basques risquant d’être brulées par les cendres et confortable aux tables de jeu. Le smoking est né. Ce vêtement devient par la suite le costume moderne masculin dont chacun doit porter pour les grandes occasions. De cette manière, Bertie renforce davantage les différences qui l’opposent avec son père. Avec lui, la stricte Angleterre victorienne paraît bien loin.
Le populaire prince de Galles ramène aussi un chapeau de la ville de Homburg en Allemagne qu’il aime porter avec ses costumes. Il adopte aussi la cravate rouge et le costume aux motifs du domaine écossais de Glen Urquhart à carreaux noir et blanc. Ce costume à carreaux sera tellement attaché à la figure de Bertie, qu’il est surnommé « prince de Galles ». Par temps chaud, il aime porter une veste marine avec un pantalon clair. Cette tenue devient le must de l’élégance masculine. En plus de cela, il est l’inventeur d’une mode qui restera en vigueur durant des décennies. Un jour qu’il pleuvait, il retourne le bas de son pantalon, faisant naître le revers de pantalon. Devenu obèse, il n’arrive plus à respirer dans ces costumes trop serrés. Il décide décrocher le dernier bouton de son veston et de ne pas fermer sa veste, il impose ainsi la manière classique de porter un costume trois pièces.
Le prince Bertie devenu le roi Edward VII a fait de sa popularité un moyen de diffuser son amour des vêtements en créant ainsi une nouvelle mode masculine, celle du début du XXe siècle. Son style plus décontracté mais non dénué de classe est à l'image de son règne. L'époque edwardienne anglaise est la Belle époque française, cette période de fête et de beauté qui préconnise celle des noirceurs de la Première guerre mondiale.
A leur manière, Albert et Edward ont été des icônes de la mode de leur temps. Ils ont compris que le vêtement n’est pas un simple artifice, il est un véritable instrument de pouvoir que les hommes d’Etat peuvent utiliser à volonté. Le caractère et l’opposition des deux hommes ont fait naître des styles vestimentaires différents et qui ont marqué l’histoire politique, sociale et de la mode. Comme digne successeur de ses aïeuls, Edward VIII va lui aussi développer son amour du vêtement en créant, comme Edward VII, de nouvelles modes. Avec lui naissent le nœud de cravate Windsor, les totals looks à carreaux colorés, ou encore le pli de pantalon à l’avant et à l’arrière plutôt que sur les côtés. En somme, le vêtement est bien au service du pouvoir.