Victoria et la France

A bien des Ă©gards, la reine Victoria a marquĂ© l’histoire. Et pour cause, c’est par sa volontĂ© et ses capacitĂ©s diplomatiques et politiques que le Royaume-Uni et la France enterrent dĂ©finitivement des siĂšcles de conflits. En 1855, l’ennemi hĂ©rĂ©ditaire de l’Angleterre n’est plus. Le meilleur alliĂ© du royaume d’Albion est nĂ©. Par l’intermĂ©diaire de cette petite femme couronnĂ©e d’un mĂštre cinquante se place l’avenir de ces deux nations voisines, mais si opposĂ©es. PrĂ©mices de l’Entente cordiale encore en vigueur de nos jours, les rapprochements franco-britanniques ne se font pas attendre Ă  l’heure d’un nouveau rĂšgne fĂ©minin en Angleterre. Victoria ceint la couronne de Saint Edward en 1837. Six ans plus tard, elle concrĂ©tise un rĂȘve longtemps gardĂ© secret : s’allier durablement avec son voisin français.

 

Se rapprocher de l’ennemi hĂ©rĂ©ditaire

Pour trouver l’origine de cette alliance, un retour sur la personnalitĂ© et l’enfance de la reine du Royaume-Uni est nĂ©cessaire. Victoria est profondĂ©ment francophile. Par son Ă©ducation, elle apprit Ă  admirer plutĂŽt qu’à dĂ©tester cet empereur des Français qui s’opposa avec force Ă  l’Angleterre. NapolĂ©on Ier n’est pas ce diable cruel Ă  l’origine des malheurs de l’Europe pour Victoria. L’empereur est surtout un chef d’Etat puissant qui sut s’imposer comme l’un des plus grands monarques de son temps. Cette jeune reine ne souhaite qu’une chose : instaurer un empire britannique plus puissant encore que celui de NapolĂ©on. Enfant, Victoria apprend Ă  lire, Ă©crire et parler un français parfait. Comme livres de chevet, il n’est pas rare de trouver les fables de La Fontaine, ou encore les piĂšces de MoliĂšre. C’est ainsi qu’en 1841, les ministres des Affaires Ă©trangĂšres français et britannique, François Guizot et Lord Aberdeen, dĂ©butent des nĂ©gociations secrĂštes selon la volontĂ© de la jeune souveraine.

Guizot est un anglophile convaincu qui place la monarchie parlementaire anglaise comme le rĂ©gime politique idĂ©al. Pour Aberdeen, l’instauration d’une vĂ©ritable entente franco-britannique permettrait de consolider la puissance internationale du royaume. En chaque nation existe des intĂ©rĂȘts certains. Mais Victoria est pressĂ©e. Au terme de deux annĂ©es de nĂ©gociations, elle suggĂšre une rencontre avec le roi des Français Louis-Philippe Ier. L’insistance royale porte ses fruits. Le 2 septembre 1843, Victoria et son Ă©poux Albert embarque sur le yacht Victoria et Albert, direction la France.

 

Une reine protocolaire face Ă  un roi bourgeois

Mais cette visite secrĂšte, doit paraĂźtre impromptue. Dans le contexte d’une croisiĂšre sur la mer d’Opale, le couple britannique fait une escale Ă  TrĂ©port, en Normandie. Accueillis par Louis-Philippe et sa famille, les couples royaux se dirigent vers le chĂąteau d’Eu, propriĂ©tĂ© privĂ©e de la famille d’OrlĂ©ans. C’est entre ses murs, que Louis-Philippe et Victoria apprennent Ă  se connaĂźtre. S’ils ne se sont jamais rencontrĂ©s auparavant, les deux monarques ont tout de mĂȘme des atouts. La fille aĂźnĂ©e du roi français, Louise, est mariĂ©e au roi LĂ©opold de Belgique, oncle de Victoria et Albert. Ce lien familial permet au roi bourgeois d’organiser un sĂ©jour familial, convivial et chaleureux.

Pour la premiĂšre fois depuis 1520, un souverain britannique met les pieds en territoire français. EntourĂ©s de leurs familles respectives, Louis-Philippe et sa « chĂšre petite reine » s’admirent. Si le chef de la Maison d’OrlĂ©ans de soixante-dix ans aime la grĂące et la majestĂ© naturelle de Victoria, la reine anglaise de vingt-six ans est impressionnĂ©e par sa stature imposante mais chaleureuse. SoirĂ©es, concerts, pique-niques, ballades et spectacles font de cette visite une rĂ©ussite.

VĂ©ritablement satisfait, Louis-Philippe promet de se rendre par la suite en Angleterre. Chose promise, chose due. Un an plus tard, il est reçu au chĂąteau de Windsor. Le roi d’OrlĂ©ans est le premier souverain français Ă  visiter l’Angleterre. La reine souhaite montrer son attachement au monarque. Elle le fait chevalier de l’Ordre de la JarretiĂšre avant de renouveler sa visite au chĂąteau d’Eu en 1845. Mais la monarchie de Juillet et le Royaume-Uni n’ont pas le temps de concrĂ©tiser une alliance officielle. En 1848, Louis-Philippe abdique, au terme d’une rĂ©volution. Preuve de son attachement Ă  la famille d’OrlĂ©ans, Victoria vient au secours de son homologue français. Elle lui accorde l’exile en Angleterre, cette terre qui l’avait dĂ©jĂ  accueilli suite Ă  la RĂ©volution, alors que LĂ©opold de Belgique lui offre sa propriĂ©tĂ© de Claremont. C’est entre ses murs que le vieux monarque dĂ©chu termine ses jours avant de mourir le 26 aoĂ»t 1850.

 

Une entente compromise ?

La France voit s’instaurer une rĂ©publique Ă©phĂ©mĂšre. Quatre annĂ©es suffisent Ă  voir s’écrouler le rĂ©gime. Le prĂ©sident de la RĂ©publique Louis-NapolĂ©on Bonaparte, neveu de NapolĂ©on Ier, a d’autres desseins pour la France. En 1852, il s’impose par la force comme le nouvel empereur des Français.

Victoria n’a pas oubliĂ© ses rĂȘves de rapprochement franco-britannique. Mais le nouveau rĂ©gime s’oppose ouvertement Ă  la monarchie britannique. En ce dĂ©but de dĂ©cennie, Victoria qui vient de donner naissance Ă  son septiĂšme enfant, ne cesse de dĂ©lĂ©guer la gouvernance du royaume Ă  son Ă©poux. Albert dĂ©cide, Victoria approuve. Mais Albert, et le peuple anglais, ne comprennent pas l’illĂ©galitĂ© de la prise de pourvoir du dĂ©sormais NapolĂ©on III. Le retour de la dynastie Bonaparte paraĂźt comme un mauvais prĂ©sage. De plus, Victoria et Albert sont encore fidĂšles Ă  la famille d’OrlĂ©ans qui voient leurs biens progressivement confisquĂ©s par l’empereur. Les relations politiques et diplomatiques entre ces deux nations paraissent compromises. Et pourtant, rien ne laissait pressentir les Ă©vĂ©nements Ă  venir.

 

NapolĂ©on III, l’alliance avant tout

Par sa prise de pouvoir, la lĂ©gitimitĂ© de l’empereur est fragile. Il est nĂ©cessaire d’obtenir la reconnaissance internationale et de consolider son pouvoir. Quand son dĂ©sir de puissance grandit, la Russie de Nicolas Ier tend Ă  s’étendre. Le tsar souhaite Ă©tendre son empire sur les Balkans. La puissance exaltante de l’empire russe fait ombrage aux projets napolĂ©oniens. L’empereur est conscient qu’il doit impĂ©rativement obtenir un alliĂ©. Son choix ? La Grande-Bretagne.

Mais pour se faire, NapolĂ©on III doit d’abord convaincre Albert, le plus retissent au sein du couple royal. Cependant, il est une rĂ©alitĂ© politique que le mari de la reine ne peut dĂ©considĂ©rer. La prise russe des Balkans barrerait la route des Indes par le Proche-Orient aux navires britanniques. Cette perspective est inconcevable pour le prince. De plus, l’animositĂ© de Victoria envers ce peuple qu’elle considĂšre comme barbare vient s’ajouter aux raisons qui permettent Ă  Albert de se dĂ©cider. MalgrĂ© les rĂ©ticences du couple royal envers l’empereur, le Royaume-Uni finit par s’allier officiellement avec la France en 1854 dans ce conflit plus tard surnommĂ© la guerre de CrimĂ©e.

L’empereur guerrier ne tarde pas Ă  se dĂ©voiler. NapolĂ©on III souhaite se rendre en CrimĂ©e pour diriger personnellement ses troupes. Mais Victoria et Albert ne sont pas enclin Ă  cette prĂ©sence impĂ©riale. La Grande-Bretagne n’est pas dĂ©cidĂ©e Ă  continuer seule le conflit, si par malheurs l’empereur viendrait Ă  perdre la vie. Il faut dissuader l’empereur, tout en concrĂ©tisant une vĂ©ritable alliance durable avec la France. Le Premier Ministre Lord Palmerston propose au couple royal de rencontrer NapolĂ©on III et son Ă©pouse EugĂ©nie. Le 17 avril 1855, le couple impĂ©rial arrive au chĂąteau de Windsor, accueillis, bon grĂ© mal grĂ©, par Victoria et Albert.

 

Une obligation pas si obligée

C’est en territoire connu que NapolĂ©on III fait son entrĂ©e. Effectivement, enfant, il avait Ă©tabli de nombreux sĂ©jours anglais alors que les Bonaparte Ă©taient interdits de sĂ©jour français. Il passe Ă©galement une partie de son temps sur ces Ăźles suite Ă  ses nombreux coups d’Etat manquĂ©s. Le nouvel empereur rappelle inĂ©vitablement le souvenir amer de NapolĂ©on Ier aux Anglais. C’est donc dans une ambiance glaçante que Windsor s’apprĂȘte Ă  sortir les ors de la monarchie pour recevoir son hĂŽte français peu dĂ©sirĂ©.

Mais le chef de la Maison Bonaparte n’est pas un homme qui laisse indiffĂ©rent. Son physique peu satisfaisant est compensĂ© par une personnalitĂ© haute en couleur. Charmeur et sĂ©ducteur, l’homme est aussi secret et mystĂ©rieux. Il sait satisfaire ses interlocuteurs. Il sait que Victoria porte un amour inconditionnel envers son Ă©poux. Pour gagner le cƓur de la reine, il doit passer par celui d’Albert. Le chef d’Etat anglophile porte son attention sur le prince. Etonnamment, les deux hommes s’entendent Ă  merveille. La timiditĂ©, l’orgueil, la rĂ©serve, la gĂ©nĂ©rositĂ©, la sensibilitĂ© sont autant de points communs qui permettent Ă  NapolĂ©on et Albert de se rapprocher rapidement. La reine est enchantĂ©e. Le charme de l’empereur a opĂ©rĂ©. L’ambiance froide laisse place Ă  une convivialitĂ© inespĂ©rĂ©e.

Preuve de cette entente amicale vĂ©ritable, Victoria renouvelle son geste envers un chef d’Etat français. Comme pour Louis-Philippe Ier, elle fait entrer NapolĂ©on III dans l’ordre de la JarretiĂšre, plus noble ordre de chevalerie d’Angleterre. Le 21 avril au soir, Victoria organise un dernier bal avant le dĂ©part du couple impĂ©rial. Elle entre au bras de l’empereur, suivie d’Albert qui entraĂźne l’impĂ©ratrice, dans le Hall Saint-George du chĂąteau. Le doute n’est plus permis, les deux couples sont dĂ©sormais amis. En quelques jours, NapolĂ©on III rĂ©ussit avec brio un voyage diplomatique trĂšs tendu, tout en assurant Ă  sa « tendre amie » de ne pas partir en CrimĂ©e. Comme pour le roi des Français, Victoria promet Ă  NapolĂ©on de le revoir bientĂŽt. Quatre mois plus tard, elle embarque, avec son Ă©poux et ses deux aĂźnĂ©s, pour la France.

 

La concrĂ©tisation d’une entente durable

Le 18 aoĂ»t, Victoria et Albert visitent l’exposition universelle de Paris en compagnie de NapolĂ©on III et EugĂ©nie. L’empereur prend volontairement exemple sur son modĂšle anglais. La premiĂšre exposition du mĂȘme genre eut lieu seulement quatre ans plus tĂŽt. Dans un Paris en dĂ©lires pour accueillir une reine jeune et populaire, NapolĂ©on sort le grand jeu. Il leur offre des appartements rĂ©novĂ©s selon les goĂ»ts de la reine au chĂąteau de Saint Cloud le temps du sĂ©jour.

Rien n’est trop beau pour ses hĂŽtes de marque. NapolĂ©on III ne manque pas d’idĂ©es pour Ă©blouir le couple royal. Bals Ă  l’ElysĂ©e, Ă  l’HĂŽtel de Ville de Paris et au chĂąteau de Versailles viennent clĂŽturer les soirĂ©es festives. A chaque visite, musique, feux d’artifice, et repas fastueux rythment leur dĂ©roulement. Une fĂȘte de nuit extraordinaire au chĂąteau de Versailles vient achever en beautĂ© leur sĂ©jour. Mais avant cela, Victoria a un souhait. Admiratrice de NapolĂ©on Ier, un hommage devant le cercueil de l’ancien empereur exposĂ© aux Invalides est incontournable. Le symbolisme est de mise. Par cet hommage, en compagnie du prince de Galles Ă  qui elle demande de s’agenouiller devant « le grand NapolĂ©on », Victoria entĂ©rine dĂ©finitivement des siĂšcles de conflits franco-britanniques. Le 27 aoĂ»t, la famille royale britannique rentre Ă  Londres. Les mots de la reine suffisent Ă  rĂ©sumer ce sĂ©jour qui reste encore aujourd’hui dans les esprits.

« C’est comme un rĂȘve si merveilleux que je ne puis y croire
 que je suis heureuse que l’empereur m’ait le premier rendu visite. J’ai reçu en France une telle hospitalitĂ© que je ne saurais Ă  cette heure comment m’y prendre pour y rĂ©pondre convenablement. »

 

Les rencontres franco-britanniques de Victoria firent naĂźtre une entente qui se voudra cordiale. Les amitiĂ©s des couples rĂ©gnants permirent de dessiner le futur diplomatique et politique des deux pays, concrĂ©tisĂ© par Edward VII. L’amitiĂ© qui lie Victoria et NapolĂ©on est indĂ©fectible. Pour preuve, alors que l’empereur est obligĂ© d’abdiquĂ© en 1870, Victoria offre lui offre l’asile. HĂ©bergĂ© Ă  Chislehurst, la reine n’hĂ©site pas Ă  rendre rĂ©guliĂšrement visite Ă  son hĂŽte. Mais il meurt en 1873 Ă  la suite d’une opĂ©ration de la vessie. DĂ©vastĂ©e, la reine organise des funĂ©railles presque nationales et n’hĂ©site pas Ă  porter le deuil pendant douze jours. LiĂ©e Ă  jamais aux Bonaparte, Victoria tient Ă  prendre soin de sa veuve et son fils unique. Ce dernier finit par s’engager pour l’Angleterre dans le conflit anglo-zouloue au pĂ©ril de sa vie. A jamais alliĂ©s, la France et le Royaume-Uni n’auraient jamais pu se rapprocher sans la volontĂ© et les espoirs d’une souveraine qui mit tout en Ɠuvre pour arriver Ă  ses fins. Mais la troisiĂšme rĂ©publique qui s’installe n’est pas propice au rapprochement. Il faut attendre le rĂšgne d’Edward VII pour officialiser l’Entente cordiale.