Le royal tour en Afrique centrale de 1947 : un voyage emblématique pour les Windsor

Il y a près de 80 ans, la famille royale britannique entreprenait l’un de ses plus longs et emblématiques voyages officiels : une tournée de trois mois en Afrique australe dans ce qui reste aujourd’hui un tournant à la fois diplomatique, familial et historique. Une page impériale se tournait, tandis que se dessinait lentement l’émergence d’une nouvelle ère.

 

Une mission royale dans un Empire vacillant

Moins de deux ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Empire britannique tente de raffermir ses liens avec ses dominions et colonies. L’Afrique du Sud, membre du Commonwealth depuis 1910, est déjà un pays fracturé : dominé politiquement par la minorité blanche, tiraillé par les tensions raciales, le pays est également en proie à la montée du nationalisme afrikaner qui conteste tout droit à Londres de les diriger et qui n’a pas hésité (pour les plus radicaux) à verser dans l’alliance avec le IIIe Reich durant le conflit mondial. La tragique guerre anglo-boer (1889-1902) était encore dans tous les esprits. Les Afrikaners n’avaient pas oublié les camps de concentration mis en place par les Britanniques, laissant derrière eux plus de 30000 morts, victimes de conditions de vie effroyables, de maladies et de malnutrition.

Dans ce contexte tendu, la visite royale vise alors à réaffirmer les liens d’allégeance envers la Couronne et à symboliser l’unité impériale autour de son monarque, qui pour l’anecdote, fut d’abord proclamé nouveau souverain en Afrique du Sud avant de l’être au Royaume-Uni.

 

Un voyage sous tensions

C’est à bord de l’ultime cuirassé de la Royal Navy, le HMS Vanguard, que début février 1947, George VI, la reine Elizabeth, et leurs deux filles, la princesse héritière Elizabeth – future Élisabeth II – et sa cadette la princesse Margaret, s’embarquent pour l’Afrique du Sud et la Rhodésie du Sud (actuel Zimbabwe). Si la traversée reste plutôt calme, le roi est inquiet de l’accueil qui lui sera réservé au Cap. La ville a été fondée au cours du XVIIe siècle par les colons néerlandais avant de tomber dans l’escarcelle des Britanniques soucieux de ne pas voir Napoléon Ier s’y installer avec des régiments et l’empêcher de contrôler tout l’océan Indien.

La ville est moderne, agrémentée de maisons au style colonial, teintées d’accents victoriens, surplombée par une Montagne de la Table baignée par une mer de nuages. La vue est époustouflante pour qui arrive par la mer. George VI consulte les rapports qui lui ont été adressés par son gouvernement.  C’est le maréchal Jan Smuts (1870-1950) qui est le Premier ministre d’Afrique du Sud. L’homme est un héros de la guerre anglo-boer, né dans l’ancienne république du Transvaal. Un nationaliste converti au libéralisme unioniste. Il est aussi un militaire à poigne, un gestionnaire renommé qui doit faire face à une opposition qui ne lui laisse aucun répit. Doté d’un caractère taciturne, il a dû composer avec les plus extrêmes des Afrikaners dont la loyauté à l’Empire reste sujette à caution. George VI n’arrive pas en terrain conquis.

 

Un accueil enthousiaste

Pourtant, Cap Town va réserver à sa famille royale un accueil très enthousiaste, le 17 février. Des milliers de sud-africains se sont pressés pour apercevoir ce souverain qu’ils ne connaissent qu’à travers les photos de magazines et les actualités, une voix à la radio. L’enthousiasme est palpable, rassure quelque peu George VI qui salue la foule depuis la « Grand Parade », la place ouverte de la « mère de toutes les villes », sur laquelle se trouvent le château de Bonne-Espérance - le plus ancien bâtiment militaire d'Afrique du Sud - et un joyau du baroque édouardien, l'hôtel de ville. Face au roi Georges VI, une statue du roi Edouard VII qui est toujours présente de nos jours. Dernier vestige d’un Empire sur laquelle les Windsor ont régné jadis.

La reine Elizabeth (Bowes-Lyon), quant à elle, est accompagnée de l'écuyer du roi, le capitaine Peter Townshend, dont le nom sera bientôt étalé dans la presse en raison de sa liaison avec la princesse Margaret. Les tournages, qui ont été réalisés pour cet accueil royal, montre une souveraine tout de blanc vêtu comme son époux, visiblement enthousiaste. Des petites filles faisaient la révérence et offraient des bouquets de fleurs (ou, dans le cas de Mary Oppenheimer, fille du célèbre businessman, des diamants provenant des mines de Kimberley). Selon le Chicago Daily Tribune du 19 avril 1947, la princesse Élisabeth aurait reçu un diamant bleu et blanc parfait de 6 carats, tandis que la princesse Margaret, une pierre de 4,5 carats offerte par les membres de la dynastie Oppenheimer.

Le point culminant constitutionnel de la visite aura lieu le lendemain, lorsque le roi ouvre officiellement une session du Parlement d'Afrique du Sud. C'était la première fois dans l'histoire de l'Empire britannique qu’un souverain régnant fera un tel acte au sein de l’ assemblée d’un dominion. En tant que roi du Canada, George VI s'était rendu à son parlement à Ottawa en 1939, mais uniquement pour sanctionner plusieurs lois, et non pour ouvrir la session parlementaire elle-même. Un fait unique dans l’histoire impériale britannique. Assis sur son trône au Sénat, le roi se met à lire un bref discours en anglais, avant de demander à Pieter Jurie Wessels, le Lord Président du Sénat, vêtu de la toge et de la perruque traditionnelle, de lire une traduction du discours en afrikaans. Puis, s'exprimant dans les deux langues principales du pays, George VI déclara par quelques mots enfin la session parlementaire ouverte sous les applaudissements nourris, les sourires crispés des nationalistes afrikaners. Tout près de lui, celle que l’histoire allait appeler « Queen Mum », couronne vissée sur la tête, assortie d’une longue traîne blanche.

Lors du banquet d'État, la famille royale étonne toute la bonne société blanche d’Afrique du Sud qui s’est précipitée pour participer au repas officiel, qui va rassembler des centaines de personnes.

 

Une large couverture médiatique obscurcie par le racisme ordinaire

Pendant plus de deux mois, elle parcourt le pays de ville en ville, entre cérémonies, défilés, banquets officiels et visites aux communautés locales. Pretoria, Johannesburg, Durban, East London, Bloemfontein : partout, des dizaines de milliers de Sud-Africains blancs viennent acclamer leurs souverains. Les photographes officiels, les cameramen d'actualités et les journalistes accomplissent leur devoir avec beaucoup de soin. La reine et sa fille portaient des couleurs claires, des tons pastel, de magnifiques chapeaux (ceux de la reine étaient souvent ornés de ces plumes d'autruche flottantes d'Oudshoorn), de longs gants blancs, des chaussures à bout ouvert des années 40, des sacs à main élégants et, bien sûr, de magnifiques bijoux. Le roi, quant à lui, était habillé pour l'occasion, en uniforme ou en élégant short jusqu'aux genoux pour les moments de safari mais avec une certaine sobriété et un style élégant. Il avait fallu mobiliser un wagon entier pour la garde-robe royale qui va parcourir près de 7000 kilomètres en train pour traverser le pays.

 Mais derrière les apparences policées, l’ombre de la ségrégation raciale plane. Le gouvernement sud-africain impose une séparation stricte entre les populations. Les Noirs sont relégués aux marges des cérémonies, parfois interdits d’assister aux événements. Parmi les nationalistes afrikaners, le républicanisme était également dans l'air. Le futur Premier ministre François Malan exprimait déjà ses opinions sur « l’apartheid » (un mot qui n'était pas encore dans le dictionnaire), et certains dirigeants politiques n’ont pas hésité à boycotter ou exprimer leur désapprobation face à ce coûteux voyages.  La famille royale, soucieuse de neutralité, ne déroge pas au protocole, ne relève rien de ces difficultés auxquelles elle se retrouve confrontée. Même si certains témoignages révèlent une gêne palpable chez les princesses Elizabeth et Margaret devant les inégalités flagrantes qu’elles aperçoivent, que la presse ne manque pas de rapporter. Une situation qui va marquer la future reine Elizabeth II, laquelle se trouvera plus tard en opposition avec sa Première ministre Margaret Thatcher, soutien à la politique d’apartheid de Pretoria.

 

 

Le discours fondateur de la reine Elizabeth II

Lors de son séjour au Cap, la famille royale séjourne à Government House,

C’est dans les jardins fleuris et un gazon tondu au ras du sol de cette splendide villa que la princesse Elizabeth va prononcer le premier discours marquant de sa vie, le 21 avril 1947. Face caméra, radiodiffusé dans tout l’Empire, la jeune femme va lire une déclaration qui va être le ciment d’un futur règne de 70 ans : « Je déclare devant vous tous que toute ma vie, qu’elle soit longue ou courte, sera consacrée à votre service et au service de notre grande famille impériale à laquelle nous appartenons tous. », déclare alors la fille aînée du roi George VI.

 «  (…) Mais je n’aurai pas la force de tenir cette résolution seul, à moins que vous ne vous joigniez à moi, comme je vous y invite maintenant. Je sais que votre soutien sera indéfectible. Que Dieu m’aide à tenir mon vœu et qu’Il bénisse tous ceux qui sont disposés à le partager », ajoute la princesse. A tous ceux qui la croisent, Elizabeth, qui fête ses 21 ans, est rayonnante, maîtresse du protocole, pimpante et radieuse, séduisant les jeunes de sa génération. « Cette heure ou deux d'attente fut la plus belle de ma vie. Nous avions un jour de congé scolaire, et j'ai pu m'habiller et danser comme une blanchisseuse galloise. La vie était belle », confiera des années plus tard, Fiona Parsons, sud-africaine qui se souvient du passage de la famille royale à Ladysmith, théâtre d’affrontements au cours de la guerre anglo-boer.

Les photographies de la princesse Elizabeth en uniforme de l’Auxiliary Territorial Service, montant à cheval ou jouant avec des enfants africains, façonnent son image de future reine proche du peuple tout en étant consciente de son devoir à venir. Quant à la princesse Margaret, âgée de 16 ans, elle ravit par sa grâce et son espièglerie, contrastant avec le sérieux de son aînée. L’Afrique du Sud est conquise par le charme et le faste déployé au cours de cette visite. Ainsi, pour son anniversaire, le gouvernement de l'Union offrira même à la princesse Élisabeth 87 diamants supplémentaires, parfaits pour un collier, soit 21 pierres précieuses totalisant 71,31 carats.

 

 

Entre représentation et diplomatie impériale, la fin d’une ère en fond de toile

Pour le gouvernement britannique, cette tournée va constituer un succès diplomatique. Mais cette façade cache les tensions à venir. La visite royale, bien qu’empreinte de cordialité, ne pourra freiner la montée du repli identitaire blanc et le durcissement des lois raciales. Elle témoigne déjà d’un Empire en pleine mutation, où le prestige monarchique ne suffit plus à contenir les aspirations indépendantistes. Deux ans plus tard, les nationalistes afrikaners remportent les élections générales et instaurent officiellement le régime d’apartheid, reléguant Jan Smuts au rang de député.

Des décennies plus tard, nombre d'observateurs rappelleront l’importance symbolique de cette visite, à la fois pour l’histoire de l’Afrique du Sud et pour la monarchie elle-même. Lors de son dernier voyage sur le continent africain, en 1995, la reine Elizabeth II devait retrouver une Afrique du Sud libérée de sa ségrégation, gouvernée par Nelson Mandela, héros de la lutte anti-apartheid, et réintégrée au Commonwealth. Un chapitre se refermait doucement pour celle qui aura toujours eu un lien affectueux avec l’Afrique.