Albert Victor de Clarence était-il Jack l'Eventreur ?

En cette fin de XIXe siècle, Londres scintille comme la capitale d’un empire au sommet de sa puissance. La figure austère de Victoria représente cet ensemble de territoires hétéroclite qui fait sa notoriété. D’autant que l’avenir de sa dynastie est assuré. Dans les années 1880, elle compte pas moins de neuf enfants, plus de trente petits-enfants et autant d’arrière-petits-enfants. Elle peut compter sur son fils Albert-Edward de Galles, mais surtout sur le très populaire Albert-Victor de Clarence, pour la représenter.

Londres est aussi une ville en pleine effervescence où le modernisme côtoie l’industrialisation. Face aux merveilles de la cour Saint-James s’oppose la noirceur des fumées d’usines. La société anglaise hiérarchisée du siècle s’illustre dans l’organisation de sa capitale. Les beaux quartiers entourant Westminster sont les véritables antithèses des quartiers sombres, humides et abjects qui forment le cadre de vie des plus infortunés. Ce cadre idéal pour les histoires les plus effrayantes fut justement le théâtre des actions de l’un des hommes les plus funestes de l’histoire anglaise : Jack l’Eventreur. Le mystère et l’effroi qu’il engendre n’épargne personne, pas même la famille royale.

Je vous invite à vous plonger dans cet univers étrange pour vous remémorer l’une des plus grandes énigmes de l’histoire contemporaine.

 

Dans le brouillard londonien

L’impérialisme britannique a un prix. Au début des années 1880, le Royaume-Uni doit faire face à un afflux migratoire d’Irlandais, Juifs, Indiens et bien d’autres populations qui composent son empire et se dirigent vers ses grandes cités. A Londres, ces populations se réfugient dans ses quartiers malfamés qui abritent les classes défavorisées et les populations rejetées par la société. Whitechapel est l’un d’entre eux.

Tanneries, brasseries, fonderies et abattoirs forment un mélange d’activités qui lui donne son parfum pestilentiel si particulier. La pauvreté y règne en maître. Whitechapel est rapidement surpeuplé et la violence devient son quotidien. Viols, alcoolisme, bagarres et vols font vivre ses habitants dans une profonde insécurité. Dans ce contexte, la prostitution ne peut être que présente. Les filles de joies arpentent les trottoirs à la recherche des plus offrants. Les nobles et aristocrates anglais n’hésitent pas à descendre des beaux quartiers de l’Ouest de Londres pour s’aventurer dans Whitechapel à la recherche de ces femmes qui offrent leur corps.

 

Le tueur sans visage

A la fin de l’été 1888, la terreur ne fut jamais aussi grande dans les rues étroites et noires du quartier de l’East End. Une prostituée du nom de Mary Ann Nichols est retrouvée sauvagement assassinée au matin du 31 août. Etranglée, puis égorgée, l’abdomen entaillé et les organes génitaux lacérés, le cadavre de cette femme de 43 ans est effrayant. Une semaine plus tard, Annie Chapman est aussi retrouvée égorgée et éviscérée. Mais cette fois-ci, des organes manquent au corps sans vie. Le vagin, l’utérus et la vessie ont été prélevés. Rapidement, la police conclue qu’il s’agit de l’œuvre d’une seule et même personne. Une lettre revendiquant ces abominations signée « Jack l’Eventreur » a été envoyée à Scotland Yard.

A la fin du mois de septembre, deux autres prostituées sont retrouvées mortes en pleine rue selon le même mode opératoire. L’horreur augmente avec le nombre de victimes. La quatrième d’entre elles, Catherine Eddowes, a le ventre ouvert, des organes retirés et déposés à côté de son visage balafré et un rein subtilisé. Le 9 novembre, le corps d’une cinquième et dernière prostituée, Mary Jane Kelly, est découvert sur le lit de son appartement. La gorge tranchée jusqu’à la colonne vertébrale et l’abdomen presque entièrement éviscéré, le cœur retiré, la violence de ces assassinats est à son paroxysme.  

En ce XIXe siècle, la presse populaire se développe fortement. Elle souhaite avant tout attirer les foules. Elle se met en quête de faits divers qui attirent l’attention de toutes les catégories sociales. Elle exploite au maximum cette série de crimes et multiplie par dix son tirage. The Star, The Illustrated Police News (le premier quotidien consacré aux affaires criminelles), ou même The Times, tous y vont de leur propre interprétation de l’affaire sensationnelle. A tel point que l’intérêt envers Jack l’Eventreur s’étend en dehors des frontières du Royaume-Uni. Chacun dévoile la lente progression de l’enquête très rapidement prise en main par Scotland Yard. Mais le mystère demeure. Qui est Jack l’Eventreur ?

Durant les mois de septembre et d’octobre 1888, les policiers sillonnent les bouges et les asiles de nuit de l’East End, distribuent des milliers de prospectus et d’appels à témoignage, usent de limiers et de chiens. Mais rien n’y fait. Ils finissent par arrêter pas moins de quatre-vingt suspects mais tous sont relâchés faute de preuves. La presse ne manque pas de critiquer l’incapacité de la police londonienne de résoudre l’affaire et surtout de protéger la population face à un unique individu.

 

Un prince meurtrier ?

Le mystère qui entoure l’identité de Jack l’Eventreur se perpétue au cours du temps. Jusque dans les années 1960, les recherches se poursuivent et d’autres suspects apparaissent. Parmi eux, il est un nom qui attire davantage l’attention : Albert Victor, petit-fils de la reine Victoria. Un membre de la famille royale pourrait-il être Jack l’Eventreur ? Pour l’écrivain Philippe Jullien le doute est permis.

Pour les sujets de Sa Majesté, c’est la stupéfaction. Pour Elizabeth II, c’est un véritable scandale. D’autant qu’en 1888, Albert Victor est le premier né du prince de Galles, et de ce fait, le futur roi d’Angleterre en second. Il n’est pas un membre quelconque du gotha. Une telle accusation, même près de cent ans après les faits, scandalise. En 1970, le docteur Thomas Stowell ose même reprendre cette suspicion étonnante. Mais quelles sont les raisons de l’apparition de tels propos ?

 

Eddy, un personnage tourmenté

Le prince Albert Victor, surnommé Eddy, naît en 1864 à Windsor. Ses prénoms ont été choisis par la reine Victoria en référence au sien et celui de son défunt époux. Il est éduqué par un précepteur et des nourrices selon la coutume royale de cette époque au côté de son frère George, d’un an son cadet. Il perpétue la tradition de la famille royale qui veut qu’un prince entre dans la marine avant d’étudier au Trinity College de l’université de Cambridge. Peu réputé pour ses talents intellectuels, il se forme rapidement une réputation de coureur de jupons à le vie dissipée.

Son charme et sa beauté le rendent cependant très populaire. Il incarne ainsi un avenir prometteur pour la monarchie mais qui sera probablement agité. Victoria n’est donc pas rassurée pour autant. Si Albert Victor a été éduqué avec son frère, il est le total contraire de George. Ce dernier est calme, réfléchis, conservateur et dévoué à sa famille. Albert Victor est vif, sportif, fêtard et paraît peu intéressé par sa future fonction. Malgré tout à l’âge adulte, il part souvent représenter sa grand-mère aux quatre coins de l’empire. Ainsi, il part en Australie et en Extrême-Orient en 1885.

 

Quand le scandale éclate

Mais son amour des femmes le rattrape. Pour le docteur Thomas Stowell, le prince aurait contracté la syphilis en 1887. En conséquence, il aurait perdu la raison et serait tombé dans une soif de sang qui l’aurait conduit à ces meurtres. Le prince meurt subitement en 1892 à l’âge de 28 ans suite à une pneumonie. Stowell ne croit pas à cette version officielle de la disparition d’Albert Victor. Pour lui, la famille royale aurait décidé de le faire interner à l’hôpital de Sandringham, voyant son état de santé se détériorer, où il mourut dans le plus grand secret. Pour justifier ses dires, il s’appuie sur des notes privées de Sir Gull, le médecin personnel de la reine Victoria, qu’il aurait retrouvé.

Mais plusieurs faits viennent contredire les hypothèses avancées. D’abord, Albert Victor est mentionné dans le journal de la reine et dans les bulletins officiels de la cour comme séjournant d’abord à York, puis en Ecosse, et enfin à Sandringham au cours de la période où se sont déroulés les meurtres. Ensuite, aucune trace des écrits de Sir Gull n’a été retrouvée dans son domicile après sa mort ; et ses hypothèses autour du décès d’Albert Victor se sont avérées fausses. Le prince est mort en 1892 et Sir Gull en 1890. Jamais le médecin britannique n’aurait donc pu avancer les raisons du décès princier.

 

Mais le récit de Stowell a marqué les esprits. Nombreux sont les Britanniques qui doutent de la culpabilité du prince dans ces atroces assassinats. Pourtant, le nombre de suspects est grand et pour les enquêteurs, il ne figure pas comme le suspect numéro un. Pour eux, il s’agirait davantage d’Aaron Kosminski, un barbier et émigré polonais de 23 ans au moment des faits. Le 20 mars 2019, deux scientifiques britanniques, Jari Louhalainen de l'université de Liverpool et David Miller de l'université de Leeds, ont établis des tests ADN sur le châle retrouvé sur le corps de Catherine Eddowes et les descendants de Kosminski. Ils ont alors conclu que le sang présent sur le châle est bien celui de l’homme décédé en 1919 interné dans un asile. Pour ses scientifiques, Aaron Kosminski serait bien Jack l’Eventreur. Albert Victor serait donc définitivement disculpé. Néanmoins, certains scientifiques émettent encore des doutes, notamment sur l’authenticité du châle utilisé. Etait-il vraiment celui retrouvé sur le corps de la victime ? En clair, le mystère Jack l’Eventreur demeure et laisse place à l’imagination de l’Homme au plaisir de ses orientations.