Napoléon ne laisse pas indifférent. En chaque individu, quel que soit sa nationalité, repose un point de vue non objectif sur l'ancien empereur des Français. Il est un pays qui a justement à dire sur le premier des Bonaparte : l'Angleterre. L'ennemi héréditaire de la France a continuellement combattu cet homme venu de Corse au point de lui offrir le surnom quelque peu méprisant de « l'ogre ». Derrière l'Union Jack se tient un homme au soir de sa vie qui a déjà connu bien des tumultes. George III de Hanovre règne alors sur le Royaume-Uni.
L'un des plus grands spécialistes de l'époque napoléonienne David Chanteranne revient en exclusivité pour Monarchie Britannique sur les liens etretenus entre la France et l'Angleterre alors que Napoléon dirigeait son empire d'une main de fer. Rédacteur en chef des magazines Napoléon Ier, Napoléon III, Château de Versailles et Paris, de Lutèce à nos jours, il a également participé à la réalisation d'expositions de renom comme celle organisée par le musée du Louvre sur le sacre de Napoléon en 2004.
Le sacre de Napoléon, la colère britannique
Après le Directoire, Napoléon impose par un coup d'Etat le Consulat en 1799. A la tête du nouveau régime se tiennent trois hommes qui dirigent le pays. Mais dans les faits, seul le Premier Consul, élu pour dix ans, exerce la réalité du pouvoir. Et ce dernier n'est autre que Napoléon Bonaparte, un jeune officier qui se lance dans une carrière politique prometteuse. Il se veut avant tout l'héritier des acquis de la Révolution française. Napoléon est un Premier Consul qui souhaite rétablir la paix en France par l'autoritarisme. C'est ainsi qu'il signe un Concordat avec l'Eglise en 1801 où le catholicisme est reconnu comme la religion de la majorité des Français. L'année suivante, Napoléon devient Premier Consul à vie. Il continue à réformer profondément la France en faisant par exemple de la bourgeoisie la classe dominante. Mais le consul ne peut pas se cantonner à ce simple titre. Il en veut plus. Nénmoins, il ne peut pas se faire proclamer roi alors que la Révolution a tué Louis XVI. Le Sénat le proclame alors empereur. L'Empire se veut être le régime idéal pour sceller la pérennité des valeurs républicaines acquises pendant la Révolution, tout en apportant une stabilité au pays. Ainsi débute le Premier Empire français.
Mais de l'autre côté de la Manche, quelle est la réaction des Britanniques face à cet empire naissant ?
[David Chanteranne] « Dès la rupture de la paix d'Amiens en 1803, les Britanniques ont toujours cherché à contrer la volonté hégémonique de la France. La proclamation de l'Empire le 18 mai 1804 puis le sacre le 2 décembre suivant ont poursuivi leur réaction vis-à-vis de Napoléon. Ce pouvoir impérial n'a jamais été reconnu et ils n'ont ensuite jamais considéré cette cérémonie comme valable. Les caricaturistes tel Gillray ont présenté le couronnement comme une mascarade. Et à Sainte-Hélène, c'est uniquement au général Bonaparte que le gouverneur anglais Hudson Lowe s'adressait. »
Deux empires, une hégémonie
Dès 1789, les Britanniques se sont hissés tels les plus farouches opposants à la France révolutionnaire. Formant une coalition avec les autres monarchies d’Europe, l’Angleterre de George III fait de la France des Libertés et des Droits de l’Homme son principal ennemi. Il faut freiner la frénésie révolutionnaire pour ne pas mettre en péril l’ordre établi. En aucun cas, George III ne veut perdre sa couronne. Les Anglais avaient déjà connu une République mais elle ne fut qu’éphémère. Au XVIIe siècle, Oliver Cromwell fait décapiter Charles Ier Stuart pour instaurer une République puis un Protectorat au semblant de tyrannie. En seulement dix années, Charles II parvient à mettre un terme à ce régime qui s’était instauré par le sang et la cruauté. L’expérience républicaine a vacciné les Anglais qui demeurent alors de fervents royalistes. La France de Robespierre effraie mais donne des idées de liberté et d’égalité au peuple. Les idées révolutionnaires progressent, d’autant que ce nouveau régime français a soif de conquêtes. Il faut à tout prix mettre un terme aux ambitions politiques de la France.
[D. C.] « Il est indéniable que la volonté britannique a toujours été, depuis le XVIe siècle, de combattre toute puissance dominante sur le continent européen. La lutte avec la France, à partir de la Révolution, s'est alors doublée d'un conflit sur les mers pour affirmer sa prééminence, en particulier lors des batailles d'Aboukir en 1798 et de Trafalgar en 1805. »
Quand Napoléon Bonaparte devient empereur, George III sait que son ambition ne s’arrêtera pas là. Mais depuis le milieu du XVIIIe siècle, le roi anglais a travaillé ardemment à faire de son royaume une grande puissance européenne. Son pays est une île. C’est donc sur les mers qu’il entend régner. En faisant construire une flotte surpuissante, il a réussi à résister aux colons américains – qui n’ont gagné leur révolution que par l’intervention de Louis XVI – mais aussi aux révolutionnaires français. Cette fois, c’est contre Napoléon et ses trop grandes ambitions territoriales et politiques qu’il a bien l’attention de lever les armes.
Une politique militaire française face à la détermination anglaise
Napoléon a, dès son avènement comme empereur, bousculé la communication diplomatique qui prévalait en Europe en ce début de XIXe siècle. Jusqu'ici, aucun souverains ne s'écrivaient directement. Par le biais des ambassadeurs, la voie des monarques s'exprime. Napoléon est un homme venu de la petite bourgeoisie corse dont l'identité militaire demeure encrée. Il veut avancer rapidement dans ce dessein qu'il s'est construit. C'est donc grâce à des correspondances accrues envoyées directement au monarque concerné qu'il s'exprime. Avec George III, il lui envoie une lettre dès 1804.
[D. C.] « Les lettres adressées aux souverains révèlent en effet chez Napoléon une volonté de court-circuiter les réseaux habituels de la diplomatie. Sa politique directe se retrouve notamment dans les deux lettres envoyées à George III et au Prince Régent. En demandant à l'un de « contribuer efficacement [...] à la pacification générale » et à l'autre de pouvoir venir « comme Thémistocle » s'asseoir « au foyer du peuple britannique », il en appelle non seulement à leur sens politique mais aussi à la postérité qu'il réclame des opinions publiques respectives. »
L'image publique que l'empereur souhaite se dessiner n'est pas celle d'un conquérant. Bien au contraire, les lettres envoyées à George III et le futur George IV montrent davantage l'image d'un homme désireux d'apaiser l'Europe. Mais la paix passe inévitablement par la guerre. Sur la terre, les victoires napoléoniennes s'enchaînent grâce à une armée nombreuse, bien équipée et bien préparée. L'empereur est capable d'écraser des forces coalisées. Sa victoire d'Austerlitz le 4 décembre 1805 en est l'exemple le plus flagrant. Mais sur les mers, la victoire tourne rapidement vers la défaite.
[D. C.] « Les défaites navales sont liées à deux phénomènes majeurs. La situation matérielle héritée de la Révolution et l'absence de nombreux cadres importants dans la direction des opérations, liée justement aux événements ayant suivi la chute de la royauté, ont affaibli le dispositif maritime dont a hérité Bonaparte sous le Consulat. Malgré les nombreux chantiers engagés, le retard pris sur l'adversaire n'a jamais été compensé. Surtout, Napoléon a sans doute imaginé pouvoir manœuvrer sur les mers comme il le faisait avec ses régiments sur les champs de bataille, demandant à ses amiraux comme Villeneuve des mouvements impossibles à effectuer face à des chefs aguerris et rapides comme Cornwallis et Nelson. »
Napoléon contre l'Angleterre, le combat sans fin
Pourtant, Napoléon n'oublie pas son rêve d'envahir l'Angleterre, ce principal ennemi qui tente à tout prix de freiner ses ambitions. Comme Guillaume le Conquérant avant lui, l'empereur se voyait souverain des Îles britanniques, œuvrant ainsi à l'expansion la plus vaste de l'histoire territoriale française. Après des conquêtes en Allemagne, en Italie, en Espagne et sur le Duché de Varsovie, l'Angleterre aurait été le point final des espoirs d'hégémonie de l'empereur.
[D. C.] « Pour se défendre face à l'armada que préparait Bonaparte dans les camps de Boulogne, les Anglais ont pris de nombreuses mesures. Les habitants des côtes ont été en particulier appelés à se préparer à une probable invasion, leurs habitations étant parfois réquisitionnées par les troupes. Des escadres ont également été installés au large des côtes de la Manche et, sans parvenir à les disperser, Napoléon n'a donc jamais pu envisager réellement de prendre pied sur le sol anglais. »
Son rêve d'invasion anglaise évanouie, Napoléon souhaite malgré tout porter un coup fatal à l'Angleterre. Le royaume de George III est prêt à tout pour se définir comme le principal bouclier contre l'empire napoléonien. Il met alors en place le Blocus continental.
[D. C.] « Signé à Berlin en novembre 1806, le décret instaurant un blocus continental contre l'Angleterre a pour principal objectif d'empêcher les marchandises de débarquer dans les ports européens. En coupant leurs débouchés économiques, cette mesure doit cependant compter sur une totale implication de l'ensemble des pays concernés, qu'ils soient alliés de la France ou contraints par leurs relations directes avec elle. Mais les failles du système furent nombreuses et le Portugal, l'Espagne, ainsi que la Russie n'empêchèrent par la contrebande d'écouler une grande partie de la production. »
Le roi fou contre l'empereur au sommet de sa puissance
Dès 1765, George III montre les premiers signes d'une sorte de folie. De plus en plus récurrentes à partir de 1788, ces alertes de maladie mentale empêchent le roi de régner. A chaque crise de George III, le Parlement donne la régence au prince de Galles. Mais alors que le vieux roi est à l'apogée de sa popularité, son état de santé se dégrade de façon préoccupante en 1810. Le Parlement fait alors du prince de Galles le régent du royaume jusqu'au décès de son père en 1820. C'est donc à lui que revient la charge de poursuivre la lutte contre l'empereur des Français. La nouvelle de la régence ne tarde pas à traverser la Manche.
[D. C.] « La réaction de Napoléon a été immédiate. Liée à la folie du roi George III, cette nomination a été considérée comme une reprise en main des affaires par le Parlement et une volonté de contrarier la politique économique de la France qui cherchait à soumette son adversaire à ses règles. Mais l'Empereur était alors davantage préoccupé par la campagne d'Espagne et par ses affaires dynastiques liées à sa nouvelle union avec Marie-Louise. »
La chute de Napoléon, fruit de l'acharnement anglais ?
En 1812, Napoléon part pour une campagne russe qui se révèle catastrophique. Il perd la quasi-totalité de ses troupes opérationnelles. Fragilisé, l'Europe en profite pour former une nouvelle coalition contre la France. L'Angleterre du prince-régent est en première ligne. Vaincu, l'empereur est obligé d'abdiquer une première fois le 6 avril 1814 pour s'exiler sur l'île d'Elbe. Mais il revient pour un règne éphémère de cent jours à partir du 22 juin 1815.
[D. C.] « Par leur soutien économique et financier aux coalitions successives contre la France, mais aussi leur mainmise navale et leurs troupes envoyée dans la péninsule ibérique puis à partir de 1814 en France et en Belgique, les Anglais n'ont jamais cessé d'apporter leur concours à la lutte directe ou indirecte contre Napoléon. Diplomatiquement, ils ont ensuite toujours refusé les conciliations ou arrangements proposés par l'Empereur lors de congrès, et l'ont finalement battu avec les Prussiens lors de la défaite finale de Waterloo le 18 juin 1815. »
Le crépuscule d’un homme sous le regard anglais
Les Britanniques décident d’un nouvel exil napoléonien, mais cette fois, le retour triomphal de l’Aigle ne doit en aucun cas être envisagé. C’est donc sur une île lointaine au climat rude que Napoléon est envoyé. L’île de Sainte-Hélène située au beau milieu de l’océan Atlantique Sud est destinée à devenir le tombeau de l’empereur déchu. Il prend alors ses quartiers dans la propriété de Longwood. L’Amiral Cockburn est d’abord choisi pour surveiller l’illustre exiler avant qu’il ne soit remplacé par Sir Hudson Lowe. Napoléon vit alors des heures sombres sous le regard constant de son geôlier.
[D. C.] « À Sainte-Hélène, la surveillance opérée à Longwood a été des plus importantes et n'a jamais été assouplie. Se méfiant d'une éventuelle évasion comme cela s'était déjà effectué à l'île d'Elbe, les troupes de Hudson Lowe ont accru leurs humiliations et leurs restrictions, malgré la réalisation d'un logement appelé New Longwood House. Cet éloignement a aussi été conjointement dirigé par le Parlement et le Régent, ainsi que par les diplomates réunis au congrès de Vienne qui se méfiaient de la menace que pouvait être Napoléon sur l'équilibre général de l'Europe. »
L’empereur rend son dernier souffle le 5 mai 1821. Sa mort n’est pourtant pas vécue comme une libération par les autorités britanniques. La nouvelle arrive au beau milieu des préparatifs du couronnement de George IV. Le souverain a la tête ailleurs. Il souhaite avant tout organiser un sacre fastueux à la hauteur de celui de Napoléon en 1804. L’économie britannique se voit malgré tout soulagée par la nouvelle. L’Angleterre n’a plus à dépenser des fortunes pour l’entretien et la surveillance du captif. Le 5 juillet, la presse anglaise se fait l’écho de la mort de Napoléon. Le sentiment britannique se divise entre soulagement et tristesse face à la disparition d’un « grand homme », comme aimait l’appeler Byron. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, tous les Britanniques ne sont pas anti-napoléoniens, y compris de nos jours.
[D. C.] « Dès 1815, Napoléon a bénéficié dans l'opinion publique britannique d'une certaine admiration, ou du moins d'une fascination dans les milieux libéraux. Même quelques adversaires comme Wellington se sont fait les défenseurs de son sort et cette perception se poursuit aujourd'hui. Des salons de passionnés se tiennent régulièrement et des amateurs venus d'Angleterre participent aux reconstitutions de batailles sous uniforme français très fréquemment. »
Napoléon aura donc constamment fasciné les Britanniques. Celui qui a souhaité ardemment s’imposer comme le nouveau maître de l’Europe a dû affronter un ennemi encore plus déterminé que lui. L’Angleterre de George III puis du prince-régent a su s’imposer aux yeux du monde pour finalement devenir quelques années plus tard la plus grande puissance mondiale. Ce rêve napoléonien a finalement été victorien. La reine Victoria a notamment été l’un de ses plus fervents admirateurs de Napoléon outre-Manche. En 1855, elle rend une visite officielle au neveu de l’empereur, Napoléon III. Dès son arrivée à Paris, elle s’empresse de s’agenouiller au côté de son fils aîné devant le tombeau de Napoléon Ier dont les cendres étaient revenues en France quinze ans plus tôt. Ainsi s’achève l’hommage d’une nation à son celui qu’elle avait longtemps considéré comme son ennemi.
Mes remerciements les plus chaleureux à David Chanteranne qui a bien voulu répondre à mes questions.