Interview | Edmond Dziembowski - L'Angleterre des révolutions

Bien avant la France, l'Angleterre a connu une longue période où la révolution avait le vent en poupe. Le peuple britannique de la fin du XVIIe siècle à la fin du XVIIIe siècle était avide de changements. C'est ce peuple bouillonnant peu connu, qui s'oppose au Britannique fervent royaliste que l'on a tendance à imaginer aujourd'hui, que nous dépeint Edmond Dziembowski dans son dernier ouvrage Le siècle des révolutions 1660-1789 (Perrin, 2019).

Edmond Dziembowski est historien, Professeur d'histoire moderne à l'université de Bourgogne Franche-Comté (Besançon). Sa spécialité est, entre autres (car il s'intéresse aussi beaucoup à la France et à l'Amérique), l'histoire de l'Angleterre du XVIIIe siècle. Sa splendide biographie commune de William Pitt l'Ancien et de William Pitt le Jeune, deux des plus grands Premiers Ministres britanniques, intiulée Les Pitt, l'Angleterre face à la France (1708-1806), permet à l'historien de dévoiler ses talents au reste du monde. Mais c'est bien avec sa Guerre de Sept Ans (1756-1763) que sa renommée s'assoit. Edmond Dziembowski a reçu en 2015 le prix Chateaubriand et le prix Guizot de l'Académie française qui ont récompensé cette étude passionnante. La plume fine de cet historien passionné est un véritable plaisir pour les lecteurs avides d'histoire. 

Désormais, c'est avec Le siècle des Révolutions (1660-1789) qu'Edmond Dziembowski fait son grand retour dans vos librairies. En exclusivité pour Monarchie Britannique, il revient sur cette période troublée qu'il décrit avec brio dans son dernier ouvrage.

La première révolution d'Angleterre

L’Angleterre a connu, entre 1640 et 1660, une première révolution particulièrement sanglante qui s’est soldée par la décapitation de Charles Ier et le Protectorat de Cromwell. Pour quelle raison avez-vous faitdébuter votre étude par la Glorieuse Révolution et non par cette première révolution d'Angleterre ?

La première révolution d’Angleterre est l’ultime épisode aux îles Britanniques d’un cycle entamé au XVIe siècle, au début de l’époque moderne. Ce cycle, qui concerne presque toute l’Europe, est dominé par les multiples rebondissements de la réforme protestante. La première révolution d’Angleterre, qui est marquée par le poids écrasant du puritanisme, est en premier lieu une révolution religieuse qui vise à parachever l’œuvre entamée un siècle plus tôt par la réforme anglicane. Un second motif m’a aussi conduit à faire débuter mon étude par la Glorieuse Révolution, ou, plus précisément, par l’époque de la Restauration (1660-1688). En 1660, le Parlement rétablit la monarchie selon le système du King, Lords, Commons, qui prévalait avant 1640. En d’autres termes, l’expérience de la République et du Protectorat de Cromwell s’est soldée par un échec total. C’est l’échec d’une œuvre mais aussi d’un projet politique. S’il reste des partisans de la « bonne vieille cause » républicaine à la fin du XVIIe siècle et même au XVIIIe siècle, et mon livre insiste sur ce facteur idéologique non négligeable pour la compréhension de la culture politique, le républicanisme n’aura jamais suffisamment de force pour inciter les Britanniques à tenter une nouvelle expérience de gouvernement sans monarque. Le caractère sanglant de la première révolution, que vous rappelez fort justement, a marqué au fer rouge plusieurs générations de sujets du roi. Plus jamais ça, semblent-ils dire. Et c’est ici que la seconde révolution montre toute sa singularité. Contrairement à la première révolution, qui fut un fiasco, celle de 1688 a pleinement réussi. Elle a bâti un ordre politique appelé à prospérer au fil des ans. C’est la première des révolutions fondatrices de notre modernité politique.

 

La Glorieuse Révolution

Comment définir cette Glorieuse Révolution ?

D’abord, pourquoi l’appelle-t-on glorieuse ? Elle est glorieuse car elle a évité un nouveau bain de sang. Loin de sombrer à nouveau dans la guerre civile, l’Angleterre, en 1688, s’efforce de garder son calme. Elle conserve son self control et procède avec beaucoup de précaution à une modification fondamentale de ses institutions. Il y a néanmoins un problème : je pense que l’appellation « révolution de 1688 », souvent utilisée pour désigner cet épisode, n’est pas très bonne. En 1688, c’est à un coup d’État que l’on assiste et non à une révolution au sens où nous entendons ce mot : c’est la prise de pouvoir par la force de Guillaume d’Orange, gendre du roi Jacques II. La révolution de 1688 ne commence en fait qu’en 1689, avec la Déclaration des Droits (13 février 1689) qui fonde le nouvel ordre politique sur les principes de la monarchie limitée par le Parlement. On peut même aller plus loin : la révolution de 1689 est indissociable des années de la Restauration qui ont vu, dès 1660, se mettre en place des règles du jeu nouvelles : rétablissement du système du King, Lords, Commons, qui sera en 1689 la base sur laquelle sera construit le nouvel ordre politique ; mise à l’écart politique des non-anglicans (puritains et catholiques), une mise à l’écart appelée à durer : ce n’est qu’en 1829 qu’ils obtiendront les mêmes droits que les anglicans ; place de plus en plus affirmée du Parlement, qui s’estime libre d’agir en matière religieuse et financière, voire diplomatique, et au sein duquel apparaît dans les années 1670 un système bipartisan opposant les Tories, partisans de la prérogative royale et les Whigs, défenseurs des privilèges du Parlement. Enfin, c’est au cours de ces années 1660-1688, que le mot « liberté », jusqu’ici employé la plupart du temps au pluriel dans son contexte politique, commence à être prononcé au singulier : en mai 1679, le Parlement vote l’Habeas Corpus Act, qui interdit les emprisonnements arbitraires. Un des socles majeurs de l’ordre politique postérieur à 1688, la liberté des sujets, est déjà en place dix ans avant le déclenchement du processus révolutionnaire. On le voit : l’ordre politique nouveau de 1688 plonge ses racines au plus profond de l’époque de la Restauration, qui a vu naître puis s’épanouir ce que j’appelle le « laboratoire anglais ».

Pourquoi une nouvelle révolution ?

Pourquoi une nouvelle révolution ? En tout premier lieu parce que le différend qui opposait le roi et le Parlement, et qui a conduit à l’affrontement des années 1640, n’a pas été réglé en 1660. Le roi et le Parlement se disputent une zone grise institutionnelle. Jusqu’où s’étend la prérogative royale ? Nul ne le sait au juste dans ce pays de common law qui accorde beaucoup d’importance aux pratiques ancestrales, à la loi non écrite. Il en va de même des libertés, des privilèges, que le Parlement ne cesse de revendiquer et qui sont l’objet de contestations par le souverain. Faute de n’avoir mis au net ce flou institutionnel, la Restauration a tracé la route menant à son échec final. D’autant que la question religieuse, et c’est la deuxième cause de 1688, a très vite exacerbé les passions. L’Angleterre, en 1660, est un pays très largement anglican, et farouchement anglican. L’intolérance envers les anciens puritains, dénommés désormais « dissidents » et surtout les catholiques (les « papistes ») est viscérale. Dès le règne de Charles II (1660-1685), les tensions sont devenues vives entre le monde politique anglican et la cour des Stuarts qui compte dans ses rangs plusieurs catholiques, en premier lieu le frère du roi, le duc d’York, futur Jacques II. Entre 1678 et 1681, l’Angleterre frôle le précipice : le Parlement tente à plusieurs reprises d’exclure York de la couronne. Charles II, qui y voit une atteinte intolérable à sa prérogative, s’y oppose de toutes ses forces. Cette crise politique qui tourne à la crise de régime prend fin en 1681 quand Charles II dissout le dernier Parlement de son règne. Les années 1681-1685 sont marquées par un net renforcement de l’autorité royale. La tentation d’une monarchie absolue se manifeste encore plus nettement sous le règne de Jacques II (1685-1688). Ce règne est littéralement catastrophique. Rigide, borné, aveuglé par ses principes politiques et religieux, Jacques II scie avec une détermination effarante la branche sur laquelle il était confortablement assis à son avènement. En quelques mois, il parvient à s’aliéner la majeure partie de ses sujets en menant une politique favorable aux minorités religieuses. Ses partisans, les Tories, sont partagés entre leur fidélité naturelle à sa personne et leur anglicanisme farouche. Lorsque Jacques II décide de s’appuyer sur des élites locales prises chez les dissidents et les catholiques, c’en est trop pour ces Tories. Beaucoup, en 1688, resteront inertes lors de l’opération militaire de Guillaume d’Orange. La révolution de 1688, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, a été largement favorisée par les partisans du souverain, déboussolés par une politique qui, pour eux, frôlait la démence.

 

Et comment s’est-elle déroulée ?

C’est à ce stade de l’histoire qu’arrive le déclencheur : la naissance en juin 1688 du prince de Galles, baptisé immédiatement selon le rite catholique. La naissance du fils de Jacques II et de sa seconde épouse, la princesse catholique Marie-Béatrice de Modène, bouleverse l’ordre de succession au trône. Avant juin 1688, les anglicans pouvaient se rassurer par la perspective du règne qui suivrait celui du roi catholique. Marie, née du premier mariage de Jacques II, et qui est anglicane, devait être la prochaine reine d’Angleterre. Marie, il faut le préciser, a épousé Guillaume III d’Orange-Nassau, chef militaire de la république néerlandaise des Provinces-Unies. En juin 1688, sept personnalités politiques de premier plan (les « Sept Immortels » selon les propagandistes du prince d’Orange) écrivent à Guillaume pour lui demander d’intervenir en Angleterre. Pour y faire quoi ? Guillaume, dans la proclamation qu’il rend publique avant son départ pour l’Angleterre, se montre prudent. Il vient en Angleterre pour, dit-il, rétablir la religion et les libertés. Ces paroles dissimulent en réalité une opération militaire de grande envergure destinée à mettre sur le trône le prince d’Orange. Ce dernier ne montre pas la meilleure facette de sa personnalité lorsqu’il laisse entendre dans la même proclamation, en reprenant des rumeurs totalement infondées, que le fils de Jacques II serait en fait un imposteur, un bébé qu’on aurait mis dans le lit de la reine pour faire croire à une naissance princière. Manifestement, pour Guillaume, la couronne d’Angleterre vaut bien quelques entorses à la véracité des faits… Le 5 novembre 1688, à la tête d’une armée de plus de 20 000 hommes, il a débarqué à Torbay, dans le Devon, poussé, disent ses propagandistes, par un « vent protestant » providentiel. Jacques II, qui a négligé l’aide que lui offrait Louis XIV, est alors pris de panique. Il voit la majorité du monde politique et militaire, comme John Churchill, futur duc de Marlborough, se rallier à son gendre. Il ne lui reste plus qu’une issue : la fuite. Le 23 décembre 1688, Jacques s’est embarqué pour la France. Le premier acte de la Glorieuse Révolution est arrivé à son terme. Le coup d’État de Guillaume d’Orange a été une réussite totale. Le trône est vacant.

Quel fut le destin de Jacques II et de sa famille après la Glorieuse Révolution ?

C’est celui d’un roi en exil décidé à récupérer sa couronne mais qui voit ses espoirs sans cesse battus en brèche par les faits. En janvier 1689, Jacques, sa famille et ses partisans, ceux qu’on appelle les Jacobites, sont accueillis par Louis XIV qui leur offre le château de Saint-Germain-en-Laye. Jacques ne compte pas y finir ses jours. Dès le mois de février 1689, il monte une expédition militaire en Irlande, terre majoritairement catholique. Une fois l’île sous le contrôle des Jacobites, il espère entamer la reconquête de ses royaumes d’Angleterre et d’Écosse. Les faits, malheureusement, ne se déroulent pas comme il l’escomptait. Le 1er juillet 1690, l’armée jacobite est écrasée par celle de Guillaume III à la bataille de la Boyne. Un an plus tard, en octobre 1691, le dernier bastion jacobite qui résistait encore, la ville de Limerick, se rend aux forces du nouveau roi d’Angleterre. Cette reddition provoque l’exil de plusieurs dizaines de milliers de Jacobites irlandais qu’on retrouvera dans les armées des princes catholiques, ou encore dans les activités commerçantes et manufacturières des puissances catholiques d’Europe. Jacques II meurt en 1701 mais son fils, qui s’est autoproclamé roi d’Angleterre sous le nom de Jacques III, n’a pas perdu espoir de monter sur le trône de ses ancêtres. Ses partisans sont nombreux en Écosse, notamment dans les Highlands, et en Angleterre où certains Tories sont restés stuartistes. En 1714, l’arrivée sur le trône de Grande-Bretagne (l’union de l’Angleterre avec l’Écosse a été conclue en 1707) d’un prince allemand, l’Électeur de Hanovre George Ier, peu populaire chez les Britanniques, fait croire à un retour imminent des Stuarts. En 1715, une insurrection jacobite éclate en Écosse et en Angleterre. Mais, mal préparée et privée du secours de la France (Louis XIV vient de mourir), elle fait long feu. Trente ans plus tard, en 1745, le prétendant Stuart croit son heure enfin venue. Son fils Charles-Édouard, « Bonnie Prince Charlie », débarque en Écosse et lance son armée à la conquête de l’Angleterre. Faute de moyens suffisants, il doit cependant se replier sur l’Écosse. L’histoire se répète :  en avril 1746, les troupes de Charles-Édouard sont écrasées à Culloden par les forces du fils du roi George II, le duc de Cumberland. La répression féroce qui suit aura raison des dernières poches de résistance jacobite. La page est définitivement tournée : après 1746, les Stuarts sont condamnés à un exil perpétuel.

 

Après la Glorieuse Révolution, l’Angleterre vit pour l’unique fois de son histoire sous le règne conjoint de deux monarques : Guillaume III et Marie II. Comment le couple régna-t-il ?

Le 13 février 1689 a lieu, devant les Lords et les Communes, l’intronisation des deux nouveaux souverains, Marie II, fille de Jacques II, et son époux Guillaume III d’Orange-Nassau. Ce binôme royal est un phénomène unique dans l’histoire britannique. Il s’explique avant tout par la prudence et le pragmatisme des députés du Parlement réuni au début de l’année pour décider de l’avenir politique du pays. Les députés de ce Parlement Convention (réuni sans convocation royale) se sont efforcés d’éviter toute dérive vers l’inconnu qui aurait plongé l’Angleterre dans une situation analogue à la première révolution. C’est ainsi qu’ils n’ont pas voulu proclamer la déchéance de Jacques II. À suivre la logique de la motion votée aux Communes portant sur l’attitude du roi, Jacques II, en prenant la fuite, aurait tout simplement abdiqué. En d’autres termes, ce n’est pas le peuple d’Angleterre qui a défait un roi. C’est ce dernier qui, de lui-même, aurait renoncé à sa couronne… La même circonspection s’observe lorsque le Parlement aborde la question ultra-sensible de la succession. La majorité des députés estime que les règles en la matière doivent être strictement respectées. Certes, il est hors de question de reconnaître le jeune prince de Galles comme nouveau roi. Sa catholicité l’exclut de facto. Compte tenu de la mise à l’écart du fils de Jacques II, la couronne ne peut donc revenir qu’à Marie. La position de ceux qu’on appelle les « maristes » se heurte néanmoins au refus ferme de Guillaume, qui lève alors le masque sur ses intentions : il menace de quitter l’Angleterre si la solution « mariste » était mise à exécution. L’arrangement proposé par le Parlement, le principe du binôme royal, est, dès lors, une solution de compromis. Marie incarnera la continuité dynastique tandis que Guillaume, investi du pouvoir exécutif, exercera la réalité du pouvoir. Ce binôme restera inchangé jusqu’à la mort de Marie en décembre 1694.

Cette révolution eut comme principale conséquence une redistribution du pouvoir politique au profit du Parlement. Marque-t-elle pour autant le début du déclin de l'autorité royale ?

En apparence, oui. Mais dans les faits, c’est plus complexe. Le texte lu devant Marie et Guillaume le jour de leur intronisation, qu’on appelle la Déclaration des Droits, énumère les droits du Parlement que les nouveaux souverains devront respecter. Ce texte met fin à beaucoup de zones d’ombre des institutions. Il établit les bases de la monarchie limitée qui s’épanouira dans la première moitié du XVIIIe siècle. Le Parlement voit son pouvoir en matière financière reconnu ; le roi ne peut plus contourner la loi du royaume ; il doit respecter les libertés des élections au Parlement, recevoir les avis de ses sujets sous forme de pétitions ; même le droit d’avoir une armée importante lui est refusé. Doit-on pour autant raisonner comme Voltaire, qui écrira dans les Lettres anglaises (1734) que le roi a les mains liées pour faire le mal et toute liberté pour faire le bien ? La réalité est plus nuancée. Le roi, comme chef de l’exécutif, reste en effet libre d’agir à sa guise : il choisit ses serviteurs et les révoque comme il l’entend ; il est le seul maître en matière diplomatique et militaire. En réalité, tout dépend de la personnalité du souverain, de sa volonté affichée de gouverner. Guillaume III, qui était très jaloux de son autorité, a gouverné dans la plénitude des pouvoirs que lui conférait la Déclaration des Droits. La reine Anne, qui lui succède en 1702, laisse pour sa part une marge de manœuvre appréciable aux membres du Cabinet. C’est sous son règne qu’apparaît la figure du Premier ministre. Cette configuration perdure sous les deux premiers Hanovre, George Ier (1714-1727) et George II (1727-1760), qui maintiennent le Premier ministre comme coordonnateur du gouvernement tout en conservant la haute main sur les affaires étrangères et la guerre. De 1702, date de l’avènement de la reine Anne à 1760, date de la mort de George II, un exercice du pouvoir royal a minima s’est incrusté dans le paysage institutionnel. L’Angleterre étant un pays dans lequel la tradition joue un rôle essentiel dans le domaine institutionnel, il sera fort difficile au prochain souverain de déroger à cette règle non écrite. C’est ce que constate George III quand, à son avènement, il voit son souhait de gouverner à la manière de Guillaume III, dans la plénitude des pouvoirs que lui confère la Déclaration des Droits, provoquer l’inquiétude du monde politique, qui suspecte, à tort, des visées despotiques.

 

La guerre d'Indépendance américaine (1775-1783)

Venons-en justement aux premières années très difficiles du règne de George III (1760-1820). Comment ce roi a-t-il réagi face à la révolte des colonies qui s'est transformée en révolution d'Amérique ?

Indiscutablement, George III a été un des responsables majeurs de l’embrasement des Treize Colonies d’Amérique. Contrairement à une partie du monde politique, favorable à des concessions aux revendications des colons, notamment celle d’une certaine liberté en matière législative, George III a imposé à son Premier ministre lord North (1770-1782) une politique intransigeante visant à mater ce qu’il regardait comme une poignée de têtes brûlées facilement maîtrisables. Le fait est d’autant plus dommageable que, jusqu’en 1775, alors que les premiers affrontements de la guerre d’Indépendance ont déjà débuté, le roi continuait de jouir d’un capital de sympathie remarquable chez les colons. Sa faute la plus grave ? D’avoir refusé de recevoir la Pétition du Rameau d’Olivier, un texte rédigé par les révolutionnaires les plus modérés du Congrès et qui proposait un règlement du différend à l’amiable. Dès lors, il a fait basculer plus d’un colon jusqu’ici toujours loyaliste vers la révolution et l’indépendantisme.

 

Quelles furent les conséquences de cette révolution sur la suite du règne de George III ?

Elles furent capitales. La révolte des Treize Colonies puis la guerre d’Independence ont été vécues en Angleterre comme une tragédie nationale. Cette guerre était, aux yeux des Britanniques, une guerre civile menée par des colons ingrats envers leur mère patrie qui les avait libérés de la menace française qui pesait sur eux avant la conquête du Canada pendant la guerre de Sept Ans. En d’autres termes, la guerre d’Indépendance et la révolution américaine ont produit un formidable élan loyaliste dont le premier bénéficiaire a été George III. En 1760, quand celui-ci monte sur le trône, sa politique teintée d’un certain autoritarisme inquiétait l’opinion, habituée au style de gouvernement plus distancié des deux premiers rois de la dynastie des Hanovre. À partir du milieu des années 1770, la classe politique, mais aussi une part non négligeable de l’opinion, se sont ralliées au panache de la royauté. Le conservatisme dont feront preuve les Britanniques entre 1793 et 1815, pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire, trouve sa source dans le virage à 180 degrés qu’a connu l’opinion britannique au contact de la révolte des colonies d’Amérique. En somme, George III, par sa politique, a perdu l’Amérique, mais, en même temps, a gagné le cœur des Anglais.

Dans quelle mesure ces deux révolutions (Glorieuse Révolution et révolution américaine) ont eu des conséquences sur le fonctionnement et l'image de la monarchie britannique actuelle ?

Pour les effets à longs termes de la révolution d’Amérique, il me semble évident que la popularité extraordinaire de George III dans la seconde moitié de son règne due, je viens de le dire, aux événements d’outre-Atlantique, a servi ses successeurs. C’est à partir des années 1770 que l’Angleterre commence à tisser des liens affectifs de plus en plus étroits avec la monarchie. Le phénomène est vraiment exceptionnel. Il faut remonter au règne d’Élisabeth Ière pour trouver un précédent peu ou prou comparable. La popularité de la monarchie britannique, si étonnante pour l’observateur européen d’aujourd’hui, est le produit de ce revirement de l’opinion apparu au plus fort de la guerre d’Indépendance. Vers 1750, les Britanniques étaient de tièdes royalistes. À la fin du XVIIIe siècle, et ce sera encore plus net sous le règne de Victoria, ils sont devenus passionnément monarchistes. Comme l’a bien montré l’historienne Linda Colley, la monarchie est devenue un élément essentiel de l’identité nationale non seulement anglaise mais aussi britannique. En ce sens, le caractère consensuel de la Glorieuse Révolution, qui a été fort bien mis en exergue lors des cérémonies du tricentenaire, en 1988-1989, sert admirablement l’image de la monarchie britannique : une monarchie qui repose sur des bases à la fois révolutionnaires, populaires, et traditionnelles, l’Angleterre ne possédant toujours pas, au moment où je vous parle, de constitution écrite. Dans l’imaginaire national britannique d’aujourd’hui, 1688 apparaît comme le négatif presque parfait de 1789. Et, compte tenu de la francophobie très accusée des Britanniques, ce trait politique est fort flatteur. Vue sous cet angle, plus que jamais, la révolution de 1688-1689 mérite son qualificatif de « glorieuse ».

 

Nous tenons à remercier chaleureusement M. Edmond Dziembowski pour la confiance qu'il nous a accordée et pour avoir gentiment répondu à nos questions.